Évolution de l’alimentation à Genève

22 juin, 2022

Épisode 1 : l’Ancien Régime

Pour comprendre sa région et son présent, il est parfois bon de se plonger dans son passé. Inutile cependant de remonter aussi loin que le paléolithique, l’histoire « récente » suffira. Ainsi, nous nous sommes posé la question de savoir ce que les Genevois mangeaient et comment ils mangeaient pendant ce qu’il est convenu d’appeler « l’Ancien Régime » ? Et d’abord, c’était quand ? Rewind.

Les riches et les puissants

1536. Au moment où Jean Calvin arrive à Genève, la Suisse est loin d’être la confédération centralisée que l’on connaît aujourd’hui. Elle comprend cinq cantons ruraux (Uri, Schwyz, Niedwald/Obwald, Glaris et Appenzell AI/AR), sept cantons-villes (Lucerne, Zurich, Berne, Fribourg, Soleure, Bâle, avant sa division, et Schaffhouse) et un canton mixte (Zoug). Le système politique de la Suisse d’alors n’a de démocratique que le nom : le gouvernement se renouvelle entre aristocrates, qui se partagent le pouvoir, et le peuple n’a pas de droits. Il en sera ainsi durant deux siècles et demi – de 1536 à 1798 -, période communément appelée l’Ancien Régime. 1789, la révolution éclate en France, marquant la fin de l’Ancien Régime français. Trois ans plus tard, Genève imitera sa voisine en proclamant un édit (12 décembre 1792) qui instaurera l’égalité politique des Genevois, quelle que soit leur classe.

Quid de l’alimentation ?

La Révolution va forcément se retrouver aussi dans l’assiette, toutefois pas de manière aussi sanglante. Quoi qu’il en soit, durant tout l’Ancien Régime, l’homme et la femme de la rue s’alimentent agricole et régional. Pourquoi ? Tout simplement parce que le transport est lent et cher, et que, de fait, les produits alimentaires voyagent peu. Et les grandes foires européennes qui se tiennent à Genève dès le XIIIème siècle (pour disparaître trois siècles plus tard au profit de Lyon notamment) ne font commerce que de produits de luxe – soieries, épices, métaux, armes, peaux – inaccessibles au vulgum pecus. Des foires plus régionales leur subsisteront jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, pour s’installer en périphérie de la ville, à Plainpalais par exemple, et proposer des produits locaux.

Les paysans

Constituée de soupes, de bouillies, de pain, de légumes et de légumineuses, l’alimentation des paysans genevois ne change guère durant l’Ancien Régime, même si elle est varie en fonction des saisons et des disettes, durant lesquels ils se nourrissent de fruits séchés, de glands, de betteraves et autres racines. La fin de l’Ancien Régime marque l’arrivée progressive, dans les maisons, du potager, fourneau en brique qui fait entrer le confort dans la cuisine en permettant à la paysanne de cuisiner debout. C’est la fin du mal de dos et le début des modes de cuisson.

Le peuple

La Renaissance (XVIème siècle) a apporté son lot de bouleversements, notamment démographiques. Les villes ont commencé à s’étendre et l’agriculture à se transformer. La production de viande a baissé et la culture des céréales a augmenté, faisant du pain l’aliment de base des classes populaires. Au cours de l’Ancien Régime, l’essentiel de l’alimentation populaire est à peine plus riche que celle des paysans : pain cuit au four public (les maisons disposant rarement d’un four), soupes ou bouillies, parfois viande, réservée aux grandes occasions car très chère. Pour rappel, durant la fameuse nuit de l’Escalade (11-12 décembre 1602), la Mère Royaume jeta sur la tête d’un Savoyard une marmite qui contenait… de la soupe (dont on ne connaît d’ailleurs pas la composition exacte).

Les bourgeois

Les conserves de fruits et de légumes font leur apparition. On confectionne des tourtes et des pâtés cuits « à feu dessus dessous » dans des récipients posés sur le feu et dont le couvercle creux est rempli de braises. La « grosse viande », celle de bœuf et de vache n’est guère prisée des palais délicats car les bovins sont des bêtes de somme et leur chair, dure, se consomme en bouillie, plat typique des classes populaires. Ainsi, le bouillon de bœuf est servi aux malades de l’hôpital. La préférence va donc au veau ou au mouton, qui figure au menu quotidien des classes aisées. Très appréciée, la volaille côtoie le dindon, les fromages les pâtisseries à base d’œufs et de crème. La cuisine se fait au beurre et les assaisonnements sont à base de sel, d’herbes potagères et d’épices. Les riches sont toujours mieux lotis que les pauvres et leurs plats sont pour le moins nourrissants. Deux exemples : le pâté de bœuf en pot contient, en plus de la viande, de la graisse de bœuf, du beurre frais, de la moelle, de la mie de pain et des châtaignes ; le pouding à base de mie de pain cuite dans du lait avec des jaunes d’œufs, des raisins secs, du sucre et du beurre. Miam.

Restrictions

Les documents d’époque attestent que les repas de fête sont servis « à la française », c’est-à-dire en trois étapes. Une habitude probablement héritée des lois somptuaires en vigueur en Europe dès le XVIème siècle. Ces lois visent à restreindre notamment les excès de table en interdisant plus de trois « venues » (services) dans les banquets, chacune ne pouvant comporter plus de quatre plats. Les raisons sont économiques et budgétaires, mais aussi de décence, les contrevenants pouvant être amendés. Jean Calvin les appliquera à Genève en leur donnant une dimension spirituelle et morale. Elles prendront le nom d’« Ordonnances somptuaires » au XVIIème siècle.

« La Cuisinière genevoise »

Au cours du XVIIIème siècle, l’alphabétisation se répand en même temps que se développe la gastronomie. Coïncidence ? Voire. Quoi qu’il en soit, en 1798, à la fin de l’Ancien Régime, un livre d’un genre nouveau est édité : La Cuisinière genevoise, livre de recettes « enseignant les manières de préparer toutes sortes de viandes, de volailles, de gibiers, de poissons, de légumes, de fruits, etc. (…) particulièrement à l’usage des jeunes cuisinières (…) pour des repas un peu recherchés, comme pour des tables bourgeoises ». Plusieurs fois réédité, il recueille près de trois siècles de pratiques culinaires. On y trouve ainsi des sauces acides ou aigres aux liaisons à la mie de pain et aux jaunes d’œufs, des plats épicés servis pour montrer sa richesse à la fin du Moyen Âge, des plats à base de légumes comme le courgeron (équivalent du potiron français) ou le rebiolon (seconde pousse des choux), et des pâtisseries comme le choumac (à base de vin rouge, de cannelle et de petits raisins). Le livre fait également mention de sauces plus « XVIIIème siècle » à base de farine et de beurre.

Dur à cuire…

La Cuisinière genevoise a ceci de particulier qu’il ne donne ni proportions ni temps de cuisson. Et pour cause : à l’époque, les proportions dépendent du nombre de convives et de plats, et la qualité des plats dépend de celle du charbon ou du bois qui chauffe plus ou moins vite et plus ou moins bien. Les potagers (fournaux) ne sont ni standardisés ni pourvus de thermostat, et sont de taille et de matériaux variables. Seule l’expérience de la cuisinière permet donc de déterminer la cuisson. D’où le silence assourdissant des livres de recettes sur ces points…

Prochain épisode : 1800-1900 la révolution industrielle.

 

Cet article prend appui sur :

– Schneider, Yvan – Petite histoire de l’alimentation en Suisse, Éditions Loisirs et Pédagogie, 2014
– Candaux, Jean-Daniel – La Cuisinière genevoise (1798) : compilation ou tradition orale ?, Revue historique neuchâteloise, n° 3-4, 2010
– Piuz, Anne-Marie, Mottu-Weber, Liliane, Lescaze, Bernard – Vivre à Genève autour de 1600, Tome 1, Éditions Slatkine, 2009
– Santschi, Catherine, de Senarclens, Jean – Le manger et le boire, Encyclopédie de Genève

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